Source : le monde,
Merah, "un monstre issu de la maladie de l'islam" LE MONDE | 23.03.2012 à 14h26 • Mis à jour le 23.03.2012 à 16h37
Par Abdennour Bidar, professeur de philosophie à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes)
Depuis que le tueur de Toulouse et Montauban a été
identifié comme "salafiste djihadiste", c'est-à-dire comme
fondamentaliste islamiste, le discours des dignitaires de l'islam de
France a été de prévenir tout "amalgame" entre cette radicalité d'un
individu et la "communauté" pacifique des musulmans de
France.
Cet appel au jugement différencié est nécessaire lors d'un événement
comme celui-ci, parce qu'il suscite une vague d'émotion et d'indignation
si puissante qu'elle risque d'
abolir, dans un certain nombre d'esprits fragiles, toute capacité rationnelle à
distinguer entre islam et islamisme,
islam et violence, etc. Les dignitaires qui se sont exprimés ont donc assumé
là une responsabilité indispensable pour la paix sociale, et nous
pouvons espérer que leur parole contribue à éviter une aggravation de la
défiance et des stigmatisations dont les musulmans de France restent
souvent victimes.
Mais tout le mérite de cette réaction immédiate, responsable et
nécessaire, ne suffit pas à éluder une question plus grave. La religion
islam dans son ensemble peut-elle être dédouanée de ce type d'action
radicale ? Autrement dit, quelle que soit la distance considérable et
infranchissable qui sépare ce tueur fou de la masse des musulmans,
pacifiques et tolérants, n'y a-t-il pas tout de même dans ce geste
l'expression extrême d'une maladie de l'islam lui-même ?
Depuis des années, j'analyse dans mes travaux ce que j'ai désigné à
plusieurs reprises comme une dégénérescence multiforme de cette religion
: ritualisme, formalisme, dogmatisme, sexisme, antisémitisme,
intolérance, inculture ou "sous-culture" religieuse sont des maux qui la
gangrènent. Cette médiocrité profonde dans laquelle sombre l'islam
s'observe certes à des degrés très divers selon les individus, de telle
sorte qu'il se trouve toujours des musulmans moralement, socialement,
spirituellement éclairés par leur foi, et de sorte aussi qu'on ne peut
pas
dire que "l'islam est par essence intolérant" ni que "les musulmans sont
antisémites". Ce sont là des essentialisations et des généralités
fausses, dont certains usent pour
propager l'islamophobie. Néanmoins, tous ces maux que je viens d'énumérer altèrent la santé de la
culture islamique, en France et ailleurs.
Il s'agirait par conséquent, pour l'islam, d'
avoir dans des circonstances pareilles un courage tout à fait particulier :
celui de reconnaître que ce type de geste, tout en étant étranger à sa
spiritualité et à sa culture, est pourtant le symptôme le plus grave, le
plus exceptionnel, de la profonde crise que celles-ci traversent. Mais
qui aura ce courage ? Qui en prendra le risque ? Comme je l'ai souligné
aussi à de très nombreuses reprises, la culture islamique est depuis
plusieurs siècles enfermée dans ses certitudes, enfermée dans la
conviction mortifère de sa "vérité". Elle est incapable d'autocritique.
Elle considère de façon paranoïaque que toute remise en cause de ses
dogmes est un sacrilège. Coran, Prophète, ramadan, halal, etc. : même
chez des individus éduqués, cultivés, par ailleurs prêts au dialogue sur
tout le reste, la moindre tentative de remise en cause sur ces totems
de l'islam se heurte à une fin de non-recevoir. La plupart des
consciences musulmanes se refusent et refusent encore à quiconque le
droit de
discuter ce qu'une tradition figée dans un sacré intouchable a institué depuis
des millénaires : des rites, des principes, des moeurs qui pourtant ne
correspondent plus du tout aux besoins spirituels du temps présent... et
dont les musulmans ne se rendent pas compte eux-mêmes, le plus souvent,
à quel point leur revendication a changé de nature parce qu'elle se
fait au nom de valeurs tout à fait profanes (droit à la différence,
tolérance, liberté de conscience).
Comment s'étonner que dans ce
climat général de civilisation, figé et schizophrène, quelques esprits malades
transforment et radicalisent cette fermeture collective en fanatisme
meurtrier ? On dit d'un tel fanatisme de quelques-uns que
"c'est l'arbre qui cache la forêt d'un islam pacifique". Mais quel est l'état réel de la forêt dans laquelle un tel arbre peut
prendre racine ? Une culture saine et une véritable éducation spirituelle auraient-elles pu
accoucher d'un tel monstre ? Certains musulmans ont l'intuition que ce type de
question a été trop longtemps ajourné. La conscience commence à se
faire jour chez eux qu'il deviendra toujours plus difficile de
vouloir déresponsabiliser l'islam de ses fanatiques, et de
faire comme s'il suffisait d'en
appeler à
distinguer islam et islamisme radical. Mais il doit
devenir évident pour beaucoup plus de musulmans encore que désormais les
racines de l'arbre du mal sont trop enfoncées et trop nombreuses dans
cette culture religieuse pour que celle-ci persiste à
croire qu'elle peut se
contenter de dénoncer ses brebis galeuses.
L'islam doit
accepter le principe de sa complète refondation, ou sans doute même de son
intégration à un humanisme plus vaste qui le conduise à dépasser enfin
ses propres frontières et son propre horizon. Mais acceptera-t-il de
mourir ainsi pour que renaisse de son héritage une nouvelle forme de vie spirituelle ? Et où
chercher l'inspiration de ce dépassement ? En tant que spécialiste des pensées
les plus profondes de l'islam, ces pensées philosophiques et mystiques
d'Averroès (1126-1198) et d'Ibn Arabi (1165-1241), je vois à quel point
leur sagesse a été perdue - la plupart des musulmans ne connaissent même
pas leurs noms. Il ne s'agit pourtant pas de les
ressusciter, ni de les répéter. Il est bien trop tard pour cela. Il s'agit de
trouver leur équivalent pour notre temps. A cet égard, il ne suffit donc même pas d'être prêt à
admettre enfin qu'il y a une "maladie générale de l'islam", et qu'il faudrait
revenir à ces sagesses du passé.
Le défi est beaucoup plus important. Il faut que l'islam arrive à cette lucidité tout à fait nouvelle de
comprendre qu'il doit se réinventer une culture spirituelle sur les décombres du
matériau mort de ses traditions. Mais, autre difficulté redoutable, il
ne pourra pas le
faire seul et pour lui seul : rien ne servirait aujourd'hui de
vouloir instituer un "humanisme islamique" à côté d'un "humanisme occidental" ou d'un "humanisme bouddhiste". Si demain le XXI
e siècle est spirituel, ce ne sera pas de façon séparée entre les différentes
religions et visions du monde, mais sur la base d'une foi commune en l'homme. A
trouver ensemble.
Abdennour Bidar, professeur de philosophie à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes)